1. En faisant un effort d’abstraction à partir du monde qui nous entoure actuellement, nous pouvons tenter de remettre en question son existence. C’est d’abord la question métaphysique “Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?”, question sans réponse intelligible dès qu’elle utilise la formule “il y a”. Même en poussant l’abstraction à l’extrême, nous pouvons difficilement concevoir l’absence radicale du monde, ou ce qui revient sémantiquement au même "la présence" du néant.
2. Plutôt que de nier l’existence même du monde, nous pouvons au moins interroger sa nécessité qualitative tel qu’il se présente à nous : et si un autre monde était posssible ?
Mieux encore : et si notre monde actuel n’était pas le meilleur des mondes possibles ?
Mieux encore : et si notre monde actuel n’était pas le meilleur des mondes possibles ?
Cette question combine à la fois une interrogation critique sur la nécessité objective de notre monde, et un désir évaluatif aspirant à un monde plus satisfaisant pour nos critères, quels qu’ils soient. La question masque donc une exclamation de regret sous-jacente : si seulement notre monde n’était pas tel qu’il est !
3. Je peux regretter une action ponctuelle et imaginer, non seulement que j’aurais pu agir autrement, mais même ce qui se serait passé exactement dans cet autre monde contrefactuel (où j'aurais agi autrement). Je m’attribue alors un certain pouvoir causal indéterminé sur ce qui m’entoure, dont les effets peuvent bouleverser une partie des événements ultérieurs. Si le criminel actuellement poursuivi s’était retenu dans le passé de presser la détente, il n’encourrait pas tant d’années de prison dans un présent alternatif qu’il ne vivra plus jamais ; s’il avait pris plus de précautions dans le passé, peut-être n’aurait-il jamais été arrêté ; et s'il avait résisté à la tentation du crime tout court, peut-être profiterait-il d’un autre présent encore plus satisfaisant selon ses propres critères.
4. Si on accepte l’idée qu’une micro-action puisse déterminer mon histoire individuelle, il est tentant d’élargir ce bouleversement à l’échelle du monde entier. Selon l’image dérivée de la théorie du chaos, il suffirait d’un battement d’ailes du papillon pour provoquer une tornade à 10 000 km de là ; cette image suggère que l’état du monde actuel dépend de fait d’un réseau tellement complexe de chaînes causales intriquées les unes aux autres qu’une action alternative bien positionnée dans ce réseau pourrait bouleverser toute la suite des événements, et donc le résultat final.
Le nez de Cléopâtre : s’il eut été plus court, toute la face de la terre aurait changé.
PASCAL, Pensées, fragment 90
5. Ce raisonnement peut-il s’appliquer à toute l’histoire de l’humanité ? Une forme littéraire récente cherche à développer à partir de cette logique un type d’écriture historique alternative : l’uchronie.
- Louis Geoffroy, bonapartiste convaincu, écrivait dès 1836 l’Histoire de la monarchie universelle qui se serait élargie au monde entier, continent par continent, si l’armée de Napoléon n’avait pas connu la Bérézina en Russie en 1812.
- Charles Renouvier imagine en 1876 dans son Uchronie ce qui se serait passé si l’empereur Marc-Aurèle avait décidé d’exclure les chrétiens de l’empire romain au IIe siècle de notre ère : selon lui, la religion chrétienne n’aurait pas forcément disparu, mais ne serait pas devenue pour autant religion d’Etat, aurait survécu chez les Barbares, et l’empire serait devenu chrétien bien plus tard sans donner lieu à l’Inquisition, ni à la Réforme, ni aux guerres de religion, renforçant donc le christianisme par rapport à son influence réelle au XIXe siècle.
- Philip K. Dick dans Le Maître du haut château (1962) décrit l’état du monde à partir de 1945 en supposant que l’Allemagne et le Japon aient gagné la Seconde Guerre mondiale, et s’attribuent leurs zones d’influence respectives comme l’ont fait en réalité les Etats-Unis et l’URSS dans notre monde.
Ce genre de récit se tient à mi-chemin entre la pure fiction littéraire et le récit historique : l’auteur de l’uchronie n’imagine pas tout un univers ni des personnages irréels ; il choisit simplement une date de divergence où un événement historique n’a pas lieu tel que nous le connaissons, et son imagination essaie à partir de cette hypothèse de “reconstituer”, en suivant assez fidèlement la méthode de l’historien (mais sans son regard rétrospectif), le déroulement logique des événements politiques, économiques, sociaux et culturels affectant des “personnages” réels.
6. Cette pensée alternative de l’Histoire est-elle historiquement fondée ? L’uchronie présuppose que l’Histoire obéit à une logique événementielle voire personnelle, où chaque événement et chaque acteur qui y prend part influence nécessairement la suite des événements. Quand Bernard Quilliet imagine dans La véritable histoire de France (1983) que, si Louis XVI avait péri d’une chute de cheval quelques jours avant la prise de la Bastille, alors l’ensemble de la Révolution Française n’aurait jamais eu lieu et la monarchie aurait perduré sans encombre jusqu’à nos jours, il fait reposer sur la seule personnalité du roi toutes les raisons qui concourraient à se révolter contre le régime monarchique, en niant par conséquent tout déterminisme économique et social, en ne tenant pas compte des révolutions qu’ont aussi essuyées les successeurs de Louis XVI au cours du XIXe siècle ou de la lente perte d’influence de l’idéologie monarchiste qui a mené aux débuts de la IIIe République. En fait, on peut même supposer bien au contraire que même la mort du roi en place n’aurait pu avoir pour effet perturbateur que de retarder (et non annuler) un soulèvement qui avait bien d’autres raisons de se produire à un moment ou à un autre ; tout comme il est difficilement imaginable que la mort prématurée de Christophe Colomb aurait condamné tout le continent américain à rester ignoré de l'Europe, alors que nous savons pertinemment que bien d'autres navigateurs avaient le même projet, à quelques années près.
Paradoxalement, c'est une uchronie assez subtile qui confirme cette idée : Philip Roth dans Le Complot contre l'Amérique (2004) forge une autobiographie alternative où, enfant, il aurait assisté avec sa famille à la lente ascension de l'aviateur antisémite Charles Lindbergh jusqu'à la Présidence des Etats-Unis (prenant la place de Roosevelt), signant un pacte de non-agression avec Hitler dès le début de la Seconde Guerre mondiale. Il décrit alors une atmosphère d'antisémitisme latent qui commence à pouvoir s'exprimer jusqu'à Washington. Mais Lindbergh finit par faire défaut et le cours de l'Histoire telle que nous la connaissons reprend le dessus avec l'intervention américaine contre l'Allemagne et le Japon ; le moment uchronique est rattrapé par une logique historique bien plus massive qui finit par l'éclipser.
Paradoxalement, c'est une uchronie assez subtile qui confirme cette idée : Philip Roth dans Le Complot contre l'Amérique (2004) forge une autobiographie alternative où, enfant, il aurait assisté avec sa famille à la lente ascension de l'aviateur antisémite Charles Lindbergh jusqu'à la Présidence des Etats-Unis (prenant la place de Roosevelt), signant un pacte de non-agression avec Hitler dès le début de la Seconde Guerre mondiale. Il décrit alors une atmosphère d'antisémitisme latent qui commence à pouvoir s'exprimer jusqu'à Washington. Mais Lindbergh finit par faire défaut et le cours de l'Histoire telle que nous la connaissons reprend le dessus avec l'intervention américaine contre l'Allemagne et le Japon ; le moment uchronique est rattrapé par une logique historique bien plus massive qui finit par l'éclipser.
7. En renonçant à l’idée qu’une micro-action pourrait bouleverser le tout, cela n’empêche pas de concevoir d’autres mondes possibles, sans doute en nombre infini, mais qu’aucun livre ne saurait à lui seul décrire sans sa totalité, ces mondes ne divergeant peut-être pas tant du nôtre, mais suffisamment pour que subsiste la question du “meilleur” d’entre eux. Si l’écrivain n’a pas la capacité d’embrasser toutes ces possibilités, c’est parce que seule une intelligence infinie, celle de Dieu selon Leibniz, pourrait les concevoir tous. Si a fortiori Dieu est capable de concevoir tous ces mondes possibles avant même de choisir celui qu’il va créer, et si on lui attribue (avec optimisme) une certaine sagesse (contrairement à un Dieu aveugle ou fou qui n’aurait pas pensé à optimiser sa création), alors Dieu ne peut avoir choisi de créer que “le meilleur des mondes possibles”.
Certes un monde dans lequel le temblement de terre de Lisbonne n’aurait pas eu lieu en 1755 serait préférable pour une perspective de court terme (notamment celle de Voltaire) ; néanmoins, non seulement cela aurait-il supposé un passé géologique profondément différent, mais sans doute ce monde aurait-il connu une somme totale de mal bien supérieure, sans quoi un Dieu sage l’aurait forcément choisi de préférence au nôtre.
Leibniz quant à lui examine dans sa Théodicée l’événement historique du viol de Lucrèce par Sextus Tarquin et imagine que le Dieu (ici Jupiter) déroule devant nous plusieurs scénarios alternatifs :
Vous voyez ici le palais des destinées dont j’ai la garde. Il y a des représentations, non seulement de ce qui arrive, mais encore de tout ce qui est possible ; et Jupiter en ayant fait la revue avant le commencement du monde existant, a digéré les possibilités en mondes, et a fait le choix du meilleur de tous. Je n’ai qu’à parler, et nous allons voir tout un monde que mon père pouvait produire. (...) Je vous en montrerai où se trouvera, non pas tout à fait le même Sextus que vous avez vu, cela ne se peut, mais des Sextus approchants, qui auront tout ce que vous connaissez du véritable Sextus, mais non pas tout ce qui est déjà en lui, ni par conséquent tout ce qui lui arrivera encore. Vous trouverez dans un monde un Sextus fort heureux et élevé, dans un autre un Sextus content de son état médiocre, des Sextus de toute espèce et d’une infinité de façons.Là-dessus la déesse mena Théodore dans un des appartements : quand il y fut, ce n’était plus un appartement, c’était un monde. Par l’ordre de Pallas, on vit paraître Dodone avec le temple de Jupiter, et Sextus qui en sortait : on l’entendait dire qu’il obéirait au dieu. Le voilà qui va à une ville placée entre deux mers, semblable à Corinthe. Il y achète un petit jardin ; en le cultivant il trouve un trésor ; il devient un homme riche, aimé, considéré ; il meurt dans une grande vieillesse, chéri de toute la ville. (....) On passa dans un autre appartement, et voilà un autre monde, un autre livre, un autre Sextus, qui, sortant du temple, et résolu d’obéir à Jupiter, va en Thrace. Il y épouse la fille du roi, qui n’avait point d’autres enfants, et lui succède. Il est adoré de ses sujets. On allait en d’autres chambres, on voyait toujours de nouvelles chambres.Les appartements allaient en pyramide ; ils devenaient toujours plus beaux à mesure qu’on montait vers la pointe, et ils représentaient de plus beaux mondes. On vint enfin dans le suprême qui terminait la pyramide et qui était le plus beau de tous. Nous sommes dans le vrai monde actuel, dit la déesse, et vous y êtes à la source du bonheur. Voilà ce que Jupiter vous prépare, si vous continuez de le servir fidèlement. Voici Sextus tel qu’il est et tel qu’il sera actuellement. Il sort du temple tout en colère, il méprise le conseil des dieux. Vous le voyez allant à Rome, mettant tout en désordre, violant la femme de son ami. Le voilà chassé avec son père, battu, malheureux. Si Jupiter avait pris ici un Sextus heureux à Corinthe, ou roi en Thrace, ce ne serait plus ce monde. Et cependant il ne pouvait manquer de choisir ce monde, qui surpasse en perfection tous les autres, qui fait la pointe de la pyramide : le crime de Sextus sert à de grandes choses ; il en naîtra un grand empire qui donnera de grands exemples. Mais cela n’est rien au prix du total de ce monde, dont vous admirerez la beauté, lorsqu’après un heureux passage de cet état mortel à un autre meilleur, les dieux vous auront rendu capable de la connaître.LEIBNIZ, Essais de théodicée (1710), III, §§414-416
Entre ces 3 mondes possibles (arbitrairement choisis), seul le monde n°1 qui inflige un viol à Lucrèce voit le renversement de la monarchie romaine et l’avènement de la République. Il faut donc selon Leibniz relativiser le mal subi par un individu comme le “prix à payer” pour qu’un bien supérieur se produise à l’échelle de toute une nation. Conclusion du raisonnement : le meilleur des mondes possibles, c’est bien le nôtre.
8. Est-il encore légitime de se plaindre du monde actuel parce que nous sommes victimes de notre perspective de court terme ? L’entreprise de comparaison des différents mondes possibles est écartelée entre deux issues extrêmes :
- soit la comparaison est inconcevable car l’enchevêtrement des chaînes causales est bien trop complexe pour notre intelligence ; nous pouvons même accuser un Destin aveugle d’avoir choisi un monde imparfait, dans les deux cas l’issue est inexplicable et insatisfaisante.
- soit la comparaison est l’oeuvre d’une intelligence supérieure dont le raisonnement demeure insaisissable pour nous, et le monde tel que nous le connaissons est en apparence justifié sans que nous comprenions exactement pourquoi.
9. Outre ce dilemme, la comparaison des différents mondes possibles pose au moins un problème logique :
- Nous sommes partis de l’hypothèse d’une part d’indétermination, c’est-à-dire de liberté spontanée attribuée le plus souvent à l’homme et capable de changer le cours des évènements entre plusieurs possibles. Dans cette marge d'indétermination, aucun autre monde n'est concevable.
- Or nous concluons ici avec Leibniz que cette liberté se réduit à une illusion de court terme alors que le monde actuel se voit doté d’une nécessité morale qui le justifie physiquement ; Sextus Tarquin n’est plus vraiment libre de ne pas violer Lucrèce puisque tout l’ordre du monde qui l’a précédé concourrait entièrement à ce viol.
- Le raisonnement se transforme donc en paradoxe logique qui part d’une idée de la liberté qu’il finit par nier.
10. De plus, dès le départ, nous sommes partis d’un effort d’abstraction au-dehors du monde actuel pour en examiner des variations possibles, à une plus ou moins grande échelle. Mais tout comme il est inconcevable, pour un même individu, de comparer sa vie avec sa mort (sauf à réduire la mort à une forme de vie différente, donc à une non-mort), cela a-t-il vraiment un sens de comparer un monde existant avec d’autres combinaisons possibles, en quantité infinie, et qui de fait n’existent pas ? Ce qui sert d’épanchement émotionnel à nos frustrations présentes peut-il donner lieu à une comparaison rationnelle sensée ? Ne serait-il pas plus simple de conclure que nous vivons déjà dans “le meilleur des mondes”, puisqu’il s’agit du seul monde existant après tout, sans que cela nous incite pour autant à la résignation de ne rien pouvoir y changer ?