mardi 1 octobre 2013

L'Allégorie de la Caverne

L'Allégorie de la Caverne

Quelques ressources en ligne pour comprendre ce texte classique de Platon :

- Le texte de Platon, commenté et illustré.

- Le même texte lu :




- Un court-métrage d'animation reconstitue l'allégorie.

jeudi 5 janvier 2012

Vivons-nous dans le meilleur des mondes ?



1. En faisant un effort d’abstraction à partir du monde qui nous entoure actuellement, nous pouvons tenter de remettre en question son existence. C’est d’abord la question métaphysique “Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?”, question sans réponse intelligible dès qu’elle utilise la formule “il y a”. Même en poussant l’abstraction à l’extrême, nous pouvons difficilement concevoir l’absence radicale du monde, ou ce qui revient sémantiquement au même "la présence" du néant.



2. Plutôt que de nier l’existence même du monde, nous pouvons au moins interroger sa nécessité qualitative tel qu’il se présente à nous : et si un autre monde était posssible ? 
Mieux encore : et si notre monde actuel n’était pas le meilleur des mondes possibles ? 
Cette question combine à la fois une interrogation critique sur la nécessité objective de notre monde, et un désir évaluatif aspirant à un monde plus satisfaisant pour nos critères, quels qu’ils soient. La question masque donc une exclamation de regret sous-jacente : si seulement notre monde n’était pas tel qu’il est !

3. Je peux regretter une action ponctuelle et imaginer, non seulement que j’aurais pu agir autrement, mais même ce qui se serait passé exactement dans cet autre monde contrefactuel (où j'aurais agi autrement). Je m’attribue alors un certain pouvoir causal indéterminé sur ce qui m’entoure, dont les effets peuvent bouleverser une partie des événements ultérieurs. Si le criminel actuellement poursuivi s’était retenu dans le passé de presser la détente, il n’encourrait pas tant d’années de prison dans un présent alternatif qu’il ne vivra plus jamais ; s’il avait pris plus de précautions dans le passé, peut-être n’aurait-il jamais été arrêté ; et s'il avait résisté à la tentation du crime tout court, peut-être profiterait-il d’un autre présent encore plus satisfaisant selon ses propres critères.

4. Si on accepte l’idée qu’une micro-action puisse déterminer mon histoire individuelle, il est tentant d’élargir ce bouleversement à l’échelle du monde entier. Selon l’image dérivée de la théorie du chaos, il suffirait d’un battement d’ailes du papillon pour provoquer une tornade à 10 000 km de là ; cette image suggère que l’état du monde actuel dépend de fait d’un réseau tellement complexe de chaînes causales intriquées les unes aux autres qu’une action alternative bien positionnée dans ce réseau pourrait bouleverser toute la suite des événements, et donc le résultat final.
Le nez de Cléopâtre : s’il eut été plus court, toute la face de la terre aurait changé.
PASCAL, Pensées, fragment 90

5. Ce raisonnement peut-il s’appliquer à toute l’histoire de l’humanité ? Une forme littéraire récente cherche à développer à partir de cette logique un type d’écriture historique alternative : l’uchronie.
  • Louis Geoffroy, bonapartiste convaincu, écrivait dès 1836 l’Histoire de la monarchie universelle qui se serait élargie au monde entier, continent par continent, si l’armée de Napoléon n’avait pas connu la Bérézina en Russie en 1812.
  • Charles Renouvier imagine en 1876 dans son Uchronie ce qui se serait passé si l’empereur Marc-Aurèle avait décidé d’exclure les chrétiens de l’empire romain au IIe siècle de notre ère : selon lui, la religion chrétienne n’aurait pas forcément disparu, mais ne serait pas devenue pour autant religion d’Etat, aurait survécu chez les Barbares, et l’empire serait devenu chrétien bien plus tard sans donner lieu à l’Inquisition, ni à la Réforme, ni aux guerres de religion, renforçant donc le christianisme par rapport à son influence réelle au XIXe siècle.
  • Philip K. Dick dans Le Maître du haut château (1962) décrit l’état du monde à partir de 1945 en supposant que l’Allemagne et le Japon aient gagné la Seconde Guerre mondiale, et s’attribuent leurs zones d’influence respectives comme l’ont fait en réalité les Etats-Unis et l’URSS dans notre monde.

Ce genre de récit se tient à mi-chemin entre la pure fiction littéraire et le récit historique : l’auteur de l’uchronie n’imagine pas tout un univers ni des personnages irréels ; il choisit simplement une date de divergence où un événement historique n’a pas lieu tel que nous le connaissons, et son imagination essaie à partir de cette hypothèse de “reconstituer”, en suivant assez fidèlement la méthode de l’historien (mais sans son regard rétrospectif), le déroulement logique des événements politiques, économiques, sociaux et culturels affectant des “personnages” réels.

6. Cette pensée alternative de l’Histoire est-elle historiquement fondée ? L’uchronie présuppose que l’Histoire obéit à une logique événementielle voire personnelle, où chaque événement et chaque acteur qui y prend part influence nécessairement la suite des événements. Quand Bernard Quilliet imagine dans La véritable histoire de France (1983) que, si Louis XVI avait péri d’une chute de cheval quelques jours avant la prise de la Bastille, alors l’ensemble de la Révolution Française n’aurait  jamais eu lieu et la monarchie aurait perduré sans encombre jusqu’à nos jours, il fait reposer sur la seule personnalité du roi toutes les raisons qui concourraient à se révolter contre le régime monarchique, en niant par conséquent tout déterminisme économique et social, en ne tenant pas compte des révolutions qu’ont aussi essuyées les successeurs de Louis XVI au cours du XIXe siècle ou de la lente perte d’influence de l’idéologie monarchiste qui a mené aux débuts de la IIIe République. En fait, on peut même supposer bien au contraire que même la mort du roi en place n’aurait pu avoir pour effet perturbateur que de retarder (et non annuler) un soulèvement qui avait bien d’autres raisons de se produire à un moment ou à un autre ; tout comme il est difficilement imaginable que la mort prématurée de Christophe Colomb aurait condamné tout le continent américain à rester ignoré de l'Europe, alors que nous savons pertinemment que bien d'autres navigateurs avaient le même projet, à quelques années près.
Paradoxalement, c'est une uchronie assez subtile qui confirme cette idée : Philip Roth dans Le Complot contre l'Amérique (2004) forge une autobiographie alternative où, enfant, il aurait assisté avec sa famille à la lente ascension de l'aviateur antisémite Charles Lindbergh jusqu'à la Présidence des Etats-Unis (prenant la place de Roosevelt), signant un pacte de non-agression avec Hitler dès le début de la Seconde Guerre mondiale. Il décrit alors une atmosphère d'antisémitisme latent qui commence à pouvoir s'exprimer jusqu'à Washington. Mais Lindbergh finit par faire défaut et le cours de l'Histoire telle que nous la connaissons reprend le dessus avec l'intervention américaine contre l'Allemagne et le Japon ; le moment uchronique est rattrapé par une logique historique bien plus massive qui finit par l'éclipser.

7. En renonçant à l’idée qu’une micro-action pourrait bouleverser le tout, cela n’empêche pas de concevoir d’autres mondes possibles, sans doute en nombre infini, mais qu’aucun livre ne saurait à lui seul décrire sans sa totalité, ces mondes ne divergeant peut-être pas tant du nôtre, mais suffisamment pour que subsiste la question du “meilleur” d’entre eux. Si l’écrivain n’a pas la capacité d’embrasser toutes ces possibilités, c’est parce que seule une intelligence infinie, celle de Dieu selon Leibniz, pourrait les concevoir tous. Si a fortiori Dieu est capable de concevoir tous ces mondes possibles avant même de choisir celui qu’il va créer, et si on lui attribue (avec optimisme) une certaine sagesse (contrairement à un Dieu aveugle ou fou qui n’aurait pas pensé à optimiser sa création), alors Dieu ne peut avoir choisi de créer que “le meilleur des mondes possibles”. 
Certes un monde dans lequel le temblement de terre de Lisbonne n’aurait pas eu lieu en 1755 serait préférable pour une perspective de court terme (notamment celle de Voltaire) ; néanmoins, non seulement cela aurait-il supposé un passé géologique profondément différent, mais sans doute ce monde aurait-il connu une somme totale de mal bien supérieure, sans quoi un Dieu sage l’aurait forcément choisi de préférence au nôtre.
Leibniz quant à lui examine dans sa Théodicée l’événement historique du viol de Lucrèce par Sextus Tarquin et imagine que le Dieu (ici Jupiter) déroule devant nous plusieurs scénarios alternatifs :
            Vous voyez ici le palais des destinées dont j’ai la garde. Il y a des représentations, non seulement de ce qui arrive, mais encore de tout ce qui est possible ; et Jupiter en ayant fait la revue avant le commencement du monde existant, a digéré les possibilités en mondes, et a fait le choix du meilleur de tous. Je n’ai qu’à parler, et nous allons voir tout un monde que mon père pouvait produire. (...) Je vous en montrerai où se trouvera, non pas tout à fait le même Sextus que vous avez vu, cela ne se peut, mais des Sextus approchants, qui auront tout ce que vous connaissez du véritable Sextus, mais non pas tout ce qui est déjà en lui, ni par conséquent tout ce qui lui arrivera encore. Vous trouverez dans un monde un Sextus fort heureux et élevé, dans un autre un Sextus content de son état médiocre, des Sextus de toute espèce et d’une infinité de façons.
            Là-dessus la déesse mena Théodore dans un des appartements : quand il y fut, ce n’était plus  un appartement, c’était un monde. Par l’ordre de Pallas, on vit paraître Dodone avec le temple de Jupiter, et Sextus qui en sortait : on l’entendait dire qu’il obéirait au dieu. Le voilà qui va à une ville placée entre deux mers, semblable à Corinthe. Il y achète un petit jardin ; en le cultivant il trouve un trésor ; il devient un homme riche, aimé, considéré ; il meurt dans une grande vieillesse, chéri de toute la ville. (....) On passa dans un autre appartement, et voilà un autre monde, un autre livre, un autre Sextus, qui, sortant du temple, et résolu d’obéir à Jupiter, va en Thrace. Il y épouse la fille du roi, qui n’avait point d’autres enfants, et lui succède. Il est adoré de ses sujets. On allait en d’autres chambres, on voyait toujours de nouvelles chambres.
            Les appartements allaient en pyramide ; ils devenaient toujours plus beaux à mesure qu’on montait vers la pointe, et ils représentaient de plus beaux mondes. On vint enfin dans le suprême qui terminait la pyramide et qui était le plus beau de tous. Nous sommes dans le vrai monde actuel, dit la déesse, et vous y êtes à la source du bonheur. Voilà ce que Jupiter vous prépare, si vous continuez de le servir fidèlement. Voici Sextus tel qu’il est et tel qu’il sera actuellement. Il sort du temple tout en colère, il méprise le conseil des dieux. Vous le voyez allant à Rome, mettant tout en désordre, violant la femme de son ami. Le voilà chassé avec son père, battu, malheureux. Si Jupiter avait pris ici un Sextus heureux à Corinthe, ou roi en Thrace, ce ne serait plus ce monde. Et cependant il ne pouvait manquer de choisir ce monde, qui surpasse en perfection tous les autres, qui fait la pointe de la pyramide : le crime de Sextus sert à de grandes choses ; il en naîtra un grand empire qui donnera de grands exemples. Mais cela n’est rien au prix du total de ce monde, dont vous admirerez la beauté, lorsqu’après un heureux passage de cet état mortel à un autre meilleur, les dieux vous auront rendu capable de la connaître.
LEIBNIZ, Essais de théodicée (1710), III, §§414-416


Entre ces 3 mondes possibles (arbitrairement choisis), seul le monde n°1 qui inflige un viol à Lucrèce voit le renversement de la monarchie romaine et l’avènement de la République. Il faut donc selon Leibniz relativiser le mal subi par un individu comme le “prix à payer” pour qu’un bien supérieur se produise à l’échelle de toute une nation. Conclusion du raisonnement : le meilleur des mondes possibles, c’est bien le nôtre.

8. Est-il encore légitime de se plaindre du monde actuel parce que nous sommes victimes de notre perspective de court terme ? L’entreprise de comparaison des différents mondes possibles est écartelée entre deux issues extrêmes :
  • soit la comparaison est inconcevable car l’enchevêtrement des chaînes causales est bien trop complexe pour notre intelligence ; nous pouvons même accuser un Destin aveugle d’avoir choisi un monde imparfait, dans les deux cas l’issue est inexplicable et insatisfaisante.
  • soit la comparaison est l’oeuvre d’une intelligence supérieure dont le raisonnement demeure insaisissable pour nous, et le monde tel que nous le connaissons est en apparence justifié sans que nous comprenions exactement pourquoi.


9. Outre ce dilemme, la comparaison des différents mondes possibles pose au moins un problème logique :
  • Nous sommes partis de l’hypothèse d’une part d’indétermination, c’est-à-dire de liberté spontanée attribuée le plus souvent à l’homme et capable de changer le cours des évènements entre plusieurs possibles. Dans cette marge d'indétermination, aucun autre monde n'est concevable.
  • Or nous concluons ici avec Leibniz que cette liberté se réduit à une illusion de court terme alors que le monde actuel se voit doté d’une nécessité morale qui le justifie physiquement ; Sextus Tarquin n’est plus vraiment libre de ne pas violer Lucrèce puisque tout l’ordre du monde qui l’a précédé concourrait entièrement à ce viol.
  • Le raisonnement se transforme donc en paradoxe logique qui part d’une idée de la liberté qu’il finit par nier.


10. De plus, dès le départ, nous sommes partis d’un effort d’abstraction au-dehors du monde actuel pour en examiner des variations possibles, à une plus ou moins grande échelle. Mais tout comme il est inconcevable, pour un même individu, de comparer sa vie avec sa mort (sauf à réduire la mort à une forme de vie différente, donc à une non-mort), cela a-t-il vraiment un sens de comparer un monde existant avec d’autres combinaisons possibles, en quantité infinie, et qui de fait n’existent pas ? Ce qui sert d’épanchement émotionnel à nos frustrations présentes peut-il donner lieu à une comparaison rationnelle sensée ? Ne serait-il pas plus simple de conclure que nous vivons déjà dans “le meilleur des mondes”, puisqu’il s’agit du seul monde existant après tout, sans que cela nous incite pour autant à la résignation de ne rien pouvoir y changer ?

samedi 24 décembre 2011

Faut-il encore croire au Père Noël ?


1. La croyance au Père Noël n'est pas une croyance comme les autres :
  • c'est une croyance propre à l'imaginaire de l'enfant, comme la croyance à l'existence des fées, des monstres, des fantômes et autres créatures irréelles dans lesquelles il se projette hors du temps pour vivre des aventures extraordinaires ; toutefois les adultes ne cesseront de conjurer les angoisses nocturnes de l'enfant en lui certifiant que "ça n'existe pas". Dans le cas du Père Noël, au contraire, ils feront tout pour certifier que "ça existe", alimentant une confusion inhabituelle entre le réel et l'imaginaire.
  • c'est une croyance qui chez l'enfant suscite la même confiance aveugle, le même enchantement du monde qu'une croyance religieuse. A ceci près que la croyance religieuse reste indécidable pour tous, on peut y croire toute sa vie ou la rejetter toute sa vie, mais la croyance au Père Noël, une fois passé l'âge infantile, s'avère objectivement fausse, infantilisante même pour le croyant qui n'a plus l'âge d'y croire.


2. Comme la question de la véracité de cette croyance ne se pose plus, il faut plutôt se demander si elle a encore un sens, en dehors d'une tradition irréfléchie, non seulement chez l'enfant qui y est induit malgré lui, mais même chez l'adulte qui fait tout pour alimenter et préserver cette croyance infantile trompeuse.

3. Susciter et alimenter l’imaginaire de l’enfance est une chose sans doute utile pour son développement psychologique, mais cela justifie-t-il en outre de lui faire accepter l’existence “réelle” d’un être par nature imaginaire ? Les fées sont déjà des êtres imaginaires censés capable de réaliser n’importe quel souhait, mais leur champ d’action se limite aux contes de fées sans pouvoir perturber l’existence de l’enfant. Motiver la croyance au Père Noël par l’éveil de l’imaginaire infantile est une mauvais excuse.

4. Pire encore : l’adulte est censé tout faire pour éduquer l’enfant, en lui transmettant des savoirs (par définition vrais) et en le rendant autonome ; or avec la mythologie de Noël ils lui transmettent une croyance fausse qui rend l’enfant passif, dépendant de la bonne volonté du Père Noël de lui apporter ou non des cadeaux. Cette croyance est tout bonnement anti-éducative, en jouant sur la crédulité naturelle de l’enfant qui se trouve ici renforcée.

5. En plus de sa crédulité subjective, l’enfant a aussi des raisons objectives de croire, fournies par les adultes, et construisant une mythologie cohérente pour rendre la croyance plus concrète. On attribue ainsi au Père Noël :
  • une apparence physique immédiatement reconnaissable qui dénote un âge indéfinissable mais à coup sûr très grand, qui s’apparente à une forme d’immortalité ;
  • le pouvoir surnaturel de voir à distance le comportement de l’enfant , comparable à une forme d’omniscience instantanée ;
  • le pouvoir de livrer ses cadeaux chez tous les enfants à la même heure, soit une certaine forme d’ubiquité voire d’omnipotence ;
  • enfin, dans sa version contemporaine, une générosité ou bonté naturelle qui le pousse même à offrir des cadeaux aux enfants qui n’ont pas été si sages que cela, au lieu de les en priver purement et simplement.

Immortalité, omniscience, omnipotence, bonté : les propriétés morales du Père Noël en font une sorte de Dieu adapté à l’imaginaire de l’enfant, et la croyance en cet être dispose donc l’enfant à croire plus tard, sous une forme encore plus idéalisée, au Dieu de la religion.

6. La croyance au Père Noël a donc bien une vertu pédagogique, celle de moraliser l’enfant, c’est-à-dire de l’encourager à être sage pour être récompensé (comme l’adulte qui ira au Paradis) en le menaçant d’être sanctionné s’il commet trop de “bêtises” (comme le pécheur destiné à l’Enfer). La chance de l’enfant, contrairement à l’adulte croyant, c’est que son destin ne se joue pas une fois pour toutes, mais que chaque année il pourra nourrir l’espoir d’une récompense plus grande encore. Comme la croyance religieuse qui confie à un être transcendant le soin de disposer de l’âme du croyant sans s’appuyer sur les règles sociales, ici les parents sont exemptés du rôle de censeur et de juge du comportement de l’enfant, mais l’autorité morale repose sur la volonté incorruptible (quoique généreuse) du Père Noël : toute contestation de son autorité n’a donc pas de sens, et l’enfant finit vite par comprendre qu’il est dans son intérêt de se contraindre lui-même à se conformer à une norme morale transcendante.

7. Mais cette fonction moralisatrice de l’enfant est discutable : de même que plusieurs sociétés occidentales contemporaines ont appris à ne plus légitimer leur droit sur une religion d’Etat, ne serait-il pas aussi efficace et moins mensonger que les parents moralisent d’eux-mêmes l’enfant en faisant reposer l’attribution de la récompense sur leur propre volonté, certes moins omnisciente et moins incorruptible, mais dans un face-à-face moins infantilisant pour l’enfant ?

8. Les parents répondront sans doute qu’il ne s’agit pas vraiment d’un mensonge inculqué à l’enfant, qu’il y a transmission d’une parole fausse mais que celle-ci n’a pas pour but de nuire à l’enfant en abusant de sa crédulité autrement que pour son propre bien. Mais du point de vue de l’enfant, l’expérience menée à son terme (c’est-à-dire jusqu’à la prise de conscience de la fausseté de la croyance) est bel et bien vécue rétrospectivement comme un mensonge éhonté, et la désillusion adolescente se traduira désormais par une méfiance généralisée vis-à-vis du monde des adultes. Le prix à payer n’est-il pas nettement supérieur au gain éventuel ?

9. Si les parents sont amenés à entretenir ce mensonge, c’est parce qu’ils y sont poussés par leurs propres parents ainsi que par une pression sociale toute-puissante, et la croyance est confirmée en-dehors du cercle familial strict. Si la croyance ne profite (sur le long terme) ni vraiment à l’enfant ni à ses parents, c’est alors parce qu’elle répond à un intérêt social supérieur : les fêtes de Noël ne sont que le prétexte, justifié par les yeux émerveillés de l’enfant, à une débauche de décorations, d’illuminations, de consommation de nourriture et d’achats d’objets plus ou moins utiles, en somme d’échanges marchands où le principe exclusif est de dépenser sans compter. L’esprit de Noël (l’idéologie, la “superstructure” selon les termes de Marx) est marqué par une forme de magie et de bonté universelles où la notion d’argent est délibérément cachée parce que c’est précisément ce qui s’y joue souterrainement, dans l’”infrastructure” des échanges économiques.
Série d'images publicitaires utilisant le personnage du Père Noël dans les années 1920 (pour les stylos Waterman, les boissons Coca-Cola, le café Monarch, les lampes Eveready, etc.) qui ont contribué à fixer l'image du Père Noël très variable jusque-là en fonction des différentes traditions religieuses



La preuve de cette priorité donnée aux échanges économiques peut se trouver dans le prolongement de la fête de Noël chez les adolescents et les adultes qui ne croient plus au Père Noël mais continuent néanmoins à s’offrir des cadeaux. Pire encore pour l’enfant devenu adolescent : maintenant qu’il a cessé de croire, certes il percevra encore les cadeaux qui lui sont “dûs”, mais il devra à son tour participer activement aux échanges, en devenant un acteur économique à part entière. Si la croyance au Père Noël n’avait aucun enjeu économique souterrain, la pratique des cadeaux devrait logiquement cesser en même temps que la croyance infantile, et il y n’y aurait plus qu’une fête sans cadeaux, vidée de son contenu religieux et économique.

10. Faut-il renoncer à entretenir chez l’enfant la croyance au Père Noël ? L’intérêt de l’émerveiller ou de le moraliser religieusement est-il suffisamment contrebalancé par la désillusion psychologique et par le cynisme économique souterrain ? Mieux que le moraliser, la croyance a ici un autre intérêt authentiquement pédagogique mais le plus souvent inaperçu : celui d’éduquer son désir. L’enfant, particulièrement l’enfant en bas âge, est un être de désirs compulsifs et incontrôlables, or grâce aux préparatifs de Noël deux leçons vont être exigées de lui :
  • apprendre à attendre la satisfaction de ses désirs au lieu d’être obsédé par leur satisfaction immédiate ;
  • apprendre à classer et à hiérarchiser ses désirs dans une liste, donc accepter de renoncer à certains désirs moins essentiels si ses désirs prioritaires sont satisfaits, donnant donc à l’enfant un début de contrôle sur ses propres désirs.

Cet ultime intérêt ne fait pas disparaître la difficulté : ne pourrait-on pas éduquer son désir sous une forme moins magique, moins économiquement profitable et psychologiquement plus acceptable ?