1. La croyance au Père Noël n'est pas une croyance comme les autres :
- c'est une croyance propre à l'imaginaire de l'enfant, comme la croyance à l'existence des fées, des monstres, des fantômes et autres créatures irréelles dans lesquelles il se projette hors du temps pour vivre des aventures extraordinaires ; toutefois les adultes ne cesseront de conjurer les angoisses nocturnes de l'enfant en lui certifiant que "ça n'existe pas". Dans le cas du Père Noël, au contraire, ils feront tout pour certifier que "ça existe", alimentant une confusion inhabituelle entre le réel et l'imaginaire.
- c'est une croyance qui chez l'enfant suscite la même confiance aveugle, le même enchantement du monde qu'une croyance religieuse. A ceci près que la croyance religieuse reste indécidable pour tous, on peut y croire toute sa vie ou la rejetter toute sa vie, mais la croyance au Père Noël, une fois passé l'âge infantile, s'avère objectivement fausse, infantilisante même pour le croyant qui n'a plus l'âge d'y croire.
2. Comme la question de la véracité de cette croyance ne se pose plus, il faut plutôt se demander si elle a encore un sens, en dehors d'une tradition irréfléchie, non seulement chez l'enfant qui y est induit malgré lui, mais même chez l'adulte qui fait tout pour alimenter et préserver cette croyance infantile trompeuse.
3. Susciter et alimenter l’imaginaire de l’enfance est une chose sans doute utile pour son développement psychologique, mais cela justifie-t-il en outre de lui faire accepter l’existence “réelle” d’un être par nature imaginaire ? Les fées sont déjà des êtres imaginaires censés capable de réaliser n’importe quel souhait, mais leur champ d’action se limite aux contes de fées sans pouvoir perturber l’existence de l’enfant. Motiver la croyance au Père Noël par l’éveil de l’imaginaire infantile est une mauvais excuse.
4. Pire encore : l’adulte est censé tout faire pour éduquer l’enfant, en lui transmettant des savoirs (par définition vrais) et en le rendant autonome ; or avec la mythologie de Noël ils lui transmettent une croyance fausse qui rend l’enfant passif, dépendant de la bonne volonté du Père Noël de lui apporter ou non des cadeaux. Cette croyance est tout bonnement anti-éducative, en jouant sur la crédulité naturelle de l’enfant qui se trouve ici renforcée.
5. En plus de sa crédulité subjective, l’enfant a aussi des raisons objectives de croire, fournies par les adultes, et construisant une mythologie cohérente pour rendre la croyance plus concrète. On attribue ainsi au Père Noël :
- une apparence physique immédiatement reconnaissable qui dénote un âge indéfinissable mais à coup sûr très grand, qui s’apparente à une forme d’immortalité ;
- le pouvoir surnaturel de voir à distance le comportement de l’enfant , comparable à une forme d’omniscience instantanée ;
- le pouvoir de livrer ses cadeaux chez tous les enfants à la même heure, soit une certaine forme d’ubiquité voire d’omnipotence ;
- enfin, dans sa version contemporaine, une générosité ou bonté naturelle qui le pousse même à offrir des cadeaux aux enfants qui n’ont pas été si sages que cela, au lieu de les en priver purement et simplement.
Immortalité, omniscience, omnipotence, bonté : les propriétés morales du Père Noël en font une sorte de Dieu adapté à l’imaginaire de l’enfant, et la croyance en cet être dispose donc l’enfant à croire plus tard, sous une forme encore plus idéalisée, au Dieu de la religion.
6. La croyance au Père Noël a donc bien une vertu pédagogique, celle de moraliser l’enfant, c’est-à-dire de l’encourager à être sage pour être récompensé (comme l’adulte qui ira au Paradis) en le menaçant d’être sanctionné s’il commet trop de “bêtises” (comme le pécheur destiné à l’Enfer). La chance de l’enfant, contrairement à l’adulte croyant, c’est que son destin ne se joue pas une fois pour toutes, mais que chaque année il pourra nourrir l’espoir d’une récompense plus grande encore. Comme la croyance religieuse qui confie à un être transcendant le soin de disposer de l’âme du croyant sans s’appuyer sur les règles sociales, ici les parents sont exemptés du rôle de censeur et de juge du comportement de l’enfant, mais l’autorité morale repose sur la volonté incorruptible (quoique généreuse) du Père Noël : toute contestation de son autorité n’a donc pas de sens, et l’enfant finit vite par comprendre qu’il est dans son intérêt de se contraindre lui-même à se conformer à une norme morale transcendante.
7. Mais cette fonction moralisatrice de l’enfant est discutable : de même que plusieurs sociétés occidentales contemporaines ont appris à ne plus légitimer leur droit sur une religion d’Etat, ne serait-il pas aussi efficace et moins mensonger que les parents moralisent d’eux-mêmes l’enfant en faisant reposer l’attribution de la récompense sur leur propre volonté, certes moins omnisciente et moins incorruptible, mais dans un face-à-face moins infantilisant pour l’enfant ?
8. Les parents répondront sans doute qu’il ne s’agit pas vraiment d’un mensonge inculqué à l’enfant, qu’il y a transmission d’une parole fausse mais que celle-ci n’a pas pour but de nuire à l’enfant en abusant de sa crédulité autrement que pour son propre bien. Mais du point de vue de l’enfant, l’expérience menée à son terme (c’est-à-dire jusqu’à la prise de conscience de la fausseté de la croyance) est bel et bien vécue rétrospectivement comme un mensonge éhonté, et la désillusion adolescente se traduira désormais par une méfiance généralisée vis-à-vis du monde des adultes. Le prix à payer n’est-il pas nettement supérieur au gain éventuel ?
9. Si les parents sont amenés à entretenir ce mensonge, c’est parce qu’ils y sont poussés par leurs propres parents ainsi que par une pression sociale toute-puissante, et la croyance est confirmée en-dehors du cercle familial strict. Si la croyance ne profite (sur le long terme) ni vraiment à l’enfant ni à ses parents, c’est alors parce qu’elle répond à un intérêt social supérieur : les fêtes de Noël ne sont que le prétexte, justifié par les yeux émerveillés de l’enfant, à une débauche de décorations, d’illuminations, de consommation de nourriture et d’achats d’objets plus ou moins utiles, en somme d’échanges marchands où le principe exclusif est de dépenser sans compter. L’esprit de Noël (l’idéologie, la “superstructure” selon les termes de Marx) est marqué par une forme de magie et de bonté universelles où la notion d’argent est délibérément cachée parce que c’est précisément ce qui s’y joue souterrainement, dans l’”infrastructure” des échanges économiques.
Série d'images publicitaires utilisant le personnage du Père Noël dans les années 1920 (pour les stylos Waterman, les boissons Coca-Cola, le café Monarch, les lampes Eveready, etc.) qui ont contribué à fixer l'image du Père Noël très variable jusque-là en fonction des différentes traditions religieuses
La preuve de cette priorité donnée aux échanges économiques peut se trouver dans le prolongement de la fête de Noël chez les adolescents et les adultes qui ne croient plus au Père Noël mais continuent néanmoins à s’offrir des cadeaux. Pire encore pour l’enfant devenu adolescent : maintenant qu’il a cessé de croire, certes il percevra encore les cadeaux qui lui sont “dûs”, mais il devra à son tour participer activement aux échanges, en devenant un acteur économique à part entière. Si la croyance au Père Noël n’avait aucun enjeu économique souterrain, la pratique des cadeaux devrait logiquement cesser en même temps que la croyance infantile, et il y n’y aurait plus qu’une fête sans cadeaux, vidée de son contenu religieux et économique.
10. Faut-il renoncer à entretenir chez l’enfant la croyance au Père Noël ? L’intérêt de l’émerveiller ou de le moraliser religieusement est-il suffisamment contrebalancé par la désillusion psychologique et par le cynisme économique souterrain ? Mieux que le moraliser, la croyance a ici un autre intérêt authentiquement pédagogique mais le plus souvent inaperçu : celui d’éduquer son désir. L’enfant, particulièrement l’enfant en bas âge, est un être de désirs compulsifs et incontrôlables, or grâce aux préparatifs de Noël deux leçons vont être exigées de lui :
- apprendre à attendre la satisfaction de ses désirs au lieu d’être obsédé par leur satisfaction immédiate ;
- apprendre à classer et à hiérarchiser ses désirs dans une liste, donc accepter de renoncer à certains désirs moins essentiels si ses désirs prioritaires sont satisfaits, donnant donc à l’enfant un début de contrôle sur ses propres désirs.
Cet ultime intérêt ne fait pas disparaître la difficulté : ne pourrait-on pas éduquer son désir sous une forme moins magique, moins économiquement profitable et psychologiquement plus acceptable ?
Mais alors c'est donc vrai ! Le Père Noël n'existe pas ! On m'aurait donc menti ...
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